Traitement Narratif



C'est l'hiver, au matin. Le givre fond à peine sur les grosses mottes de terre retournées par le labour. La campagne champenoise s'étend nue sous un ciel brillant, déroulant ses larges lanières de terre cultivée. La vieille Jeep de JEAN cahote dans les ornières des chemins. Au coin d'une longue haie esseulée dans la plaine, elle s'immobilise. Un homme de haute stature, fortement charpenté, descend du véhicule et fait quelques pas dans le champ. JEAN s'agenouille entre les rangées de frêles pousses vertes. Il sort son Laguiole qui ne le quitte jamais, le plonge dans la terre et déracine deux pieds de blé d'hiver. Il examine la longueur et la ramification des racines. Il se renseigne ainsi sur l'état de croissance de la plante. JEAN se relève. Il essuie son couteau sur le revers de son pantalon, replie la lame d'un coup sec et le range dans sa poche.
JEAN à 74 ans. Il est agriculteur avec ses deux fils sur une exploitation à Bétheniville près de Reims. Tous trois cultivent du blé et des betteraves à sucres, ainsi que de la luzerne et de l'orge de brasserie en complément. La retraite est loin d'être d'actualité. Pour ce patriarche, il est important de "continuer à pouvoir aider ses enfants dans la mesure de ses capacités." JEAN est encore beaucoup impliqué dans la direction de la ferme. De plus, il terminera à 79 ans de rembourser les emprunts qu'il a contracté pour racheter l'ensemble des terres à ses 10 frères et sœurs.
JEAN a pris en main l'exploitation à la mort de son père. A l'époque, il n'a pas 30 ans. Il s'est marié récemment, à son retour de la Guerre d'Algérie, et son deuxième enfant vient de naître. Il doit néanmoins hausser en hâte les chaussures du patriarche. Il se charge de ses plus jeunes frères et sœurs qui n'ont pas terminé leurs études, et reprend la direction de la ferme. Son père, GEORGES, en a fait l’acquisition en 1929 avec des dommages de la première Guerre Mondiale. Sa famille, des industriels du tissage, se trouvait alors ruinée par la destruction de ses usines et le déplacement du marché textile en Angleterre. GEORGES abandonne ses études de médecine, passe un an comme apprenti chez un fermier de la région, et se lance dans l'agriculture.
Cette exploitation est un témoin vivant de l’histoire de la Champagne au XXe siècle. Elle traverse les années en évoluant complètement. A l’origine, la ferme couvre 80 hectares de pâturages à moutons et de petites parcelles cultivées. Le père de JEAN s’engage alors dans une entreprise quasi-titanesque : celle de défricher 330 hectares de bois qui avaient repoussé sur le paysage lunaire des tranchées de 1914. Ainsi, il multiplie par 5 la surface de l’exploitation en une trentaine d’années. Les images d'archive, en Super 8, valent mille discours: on voit JEAN aider son père dans cette tache où ils avançaient à pas de fourmi. Le défrichage prendra un millier de jours en supplément des travaux des champs. C'est un travail harassant et périlleux. La présence des munitions abandonnées à la fin des combats rend dangereuse la progression des travaux. Avant de semer leurs premières cultures, il leur faudra un second millier de jours: s’atteler à rendre cette terre cultivable, déminée, débarrassée de souches, tranchées et trous d’obus. C'est par ces efforts de longue haleine que GEORGES, le père de JEAN, a pu offrir des études supérieures à ses 11 enfants, et ainsi les lancer dans une existence prometteuse.
Soucieux de transmettre, JEAN a conservé une petite parcelle non défrichée afin de montrer à ses petits enfants le labeur des agriculteurs qui ont bâti la Champagne céréalière moderne. Il souhaite également leur rappeler le conflit sanglant qui a marqué la France entière dans sa chair. Cet hiver, JEAN a décidé de la défricher au bulldozer comme il le faisait avec son père. 
 
Lorsqu'on demande à JEAN quel est le lien qui l'unit à sa terre, il déclare : « La terre, c’est qui a été ma motivation toute ma vie pour avancer. Il y avait un challenge à réussir : faire d’un bois bouleversé, une terre cultivable. Et je n’ai jamais fait que ça ! … C’est une relation de passion, et de volonté de réussir à tout prix ! » Cette vocation sans concession, son épouse ELISABETH la connaît bien: « Je me suis mariée avec la ferme autant qu'avec lui. Moi qui ne voulais pas épouser un paysan ! Il a toujours eu la culture dans un coin de son esprit. C'est toute sa vie. Pour moi, il ne s'arrêtera pas de travailler, ça le tuerait. » Lorsque JEAN se retourne sur sa carrière, il reconnaît qu'il « fallait toujours être sur la brèche, trouver rapidement des solutions pour l'exploitation. L'entreprise ne va s'endormir et se réveiller quand tu es prêt. »


Au printemps, JEAN et ses deux fils sèment l'orge de brasserie et les betteraves à sucre. En ce frais matin de mars, GEORGES-ANDRE, le second fils de JEAN, prépare le semoir. Il avait trop plu la semaine précédente pour pouvoir s'engager dans le champ sans s'embourber, mais le soleil a brillé pendant deux jours et la terre s'est suffisamment raffermie. Ses gestes et ses déplacements autour du matériel sont mesurés. L'effort physique, le poids du sac sur l'épaule, le coup de rein lorsqu’il le cale sur le bord de la cuve du semoir se ressentent dans sa respiration. La mécanique vient prendre le relais. L'acier claque lorsqu'il actionne manuellement le semoir pour tester la quantité de grain déposé à l'hectare. 
 
GEORGES-ANDRE a d'abord travaillé comme ouvrier agricole avant de racheter des parts de l'entreprise il y a une dizaine d'années. Devenir agriculteur et être exploitant avec son père et son frère n'a pas été un choix facile pour lui. Après son diplôme d'ingénieur agricole, il s'était tourné vers des activités artistiques: du théâtre et des études de lettres à la Sorbonne. Y a-t-il eu un élément déclencheur ou bien ce retour fut-il un choix mûrement réfléchi ? Quoi qu'il en soit cette démarche n'est certainement pas anodine. Quelle part prennent les attentes du père, ses effort d'une vie pour transmettre les terres ? 
 
« Aujourd'hui mon frère travaille comme un fou. Il s'investit énormément dans son travail. », déclare JEAN-PIERRE, le fils aîné. Nous sommes en mai. Depuis un mois, tous les efforts des trois exploitants consistent à entretenir les cultures. Pour JEAN, le métier que lui a enseigné son père est d'être un bon jardinier. Il faut veiller constamment sur l'état de développement de la plante et la protéger contre les agressions extérieures. JEAN et ses fils pratiquent une agriculture céréalière classique qui comporte de nombreuses phases de traitement: lutter contre les insectes et les champignons menaçants prévient du risque de réduire significativement le rendement de leurs cultures. JEAN-PIERRE porte un masque et des gants de protection pour préparer le tonneau de traitement. « Moi je suis arrivé sur la ferme en 90, lors de la liquidation de l'activité d'élevage. » Il a tout de suite emprunté pour acheter des parts de l'entreprise et s'est employé à assainir les finances durant la reconversion. Lui aussi avait claqué la porte de l'agriculture dans sa jeunesse, pour se tourner vers l'informatique naissante des années 80. Il était analyste programmeur dans une compagnie d'assurances basée à La Défense lorsqu'il répond à l'appel de son père. Quelle force mystérieuse rappelle donc ces fils de la terre à revenir à la ferme ? JEAN-PIERRE répond par le choix d'une vie plus simple dans un cadre rural pour sa famille, mais il a visiblement des comptes à régler avec l'agriculture telle qu'il l'exerce actuellement. « Les phytosanitaires c'est certainement ce que j'apprécie le moins, pour dire peu. C'est vraiment mauvais pour la santé d'être au contact de ces substances. Je prend des précautions et des mesures de sécurités, mais je trouve que mon frère et mon père ne se protègent pas assez. » JEAN-PIERRE est préoccupé par la portée sanitaire et écologique de leur agriculture. Cela soulève la question importante de la place que prend le paysan face à la nature. Esclave des intempéries et du climat, doit-il se positionner en tyran face à l'écosystème de ses champs? JEAN-PIERRE s’interroge : comment adopter une position plus en symbiose avec la nature, tout en répondant aux impératifs du marché, et continuer à produire suffisamment pour faire vivre sa famille?
Pour JEAN, il n'est pas question de changer quoi que ce soit pour l'instant. « A la sortie de la Seconde Guerre Mondiale, la France n'était pas indépendante sur le plan de la nourriture. On a alors demandé aux agriculteurs des grandes plaines comme la Champagne de faire un effort et d'augmenter toujours plus leurs productions. Pour cela , on nous a donné des engrais et des phytosanitaire. Aujourd'hui, on nous traite de pollueurs. » Cette question de l'écologie, centrale aujourd’hui dans l'agriculture, stigmatise la difficulté de prendre des décisions professionnelles déterminantes entre père, fils et frères. Comment s'opposer à un père dont on a appris à respecter l'autorité, dont l'influence se fait sentir jusque dans les choix de vie ? Comment aborder ces questions sans faire surgir des tensions et des non dits dans la fratrie ? Faut-il seulement en parler au risque de provoquer un drame familial ?
GEORGES-ANDRE regrette que de ne pas pouvoir séparer le côté professionnel de son métier d'avec son côté familial, qui se trouve au détriment du premier. Mais se plaindre peut paraître ingrat au père qui a travaillé toute sa vie pour leur transmettre un patrimoine en bonne santé. JEAN apprécie de travailler avec « ses deux garçons », comme il les appelle. Il est soulagé qu'ils puissent se partager la charge de la ferme une fois qu'il ne sera plus là. Pour lui, le flambeau est transmis.



Tout au long du printemps, nous avons pu partager le travail quotidien de JEAN et ses deux fils. Ils nous ont livré leur histoire, leurs aspirations, et leurs contradictions. A présent l'été arrive, et avec lui le temps de la récolte des céréales, orge puis blé. Là encore, la météo joue un rôle primordial, une constante de la vie paysanne. JEAN a retrouvé le journal de son père où chaque jour, le temps est indiqué. Un jour de juillet comme celui-ci, il craint l'orage qui viendrait coucher sa récolte, ralentir le travail, et peut être compromettre ses rendements. Lors de la moisson, les journées s'allongent. Dès que la rosée est sèche, JEAN et des deux fils entrent dans le champ. Des agriculteurs voisins viennent les aider. GEORGES-ANDRE conduit la moissonneuse-batteuse. JEAN-PIERRE fait partie de la noria de tracteurs qui font le ballet entre les champs et le silo à grain de la coopérative. Le soleil tape dur dans l'après midi. Les hommes communiquent entre eux par des signes, chacun dans son tracteur, pour optimiser la synchronisation du chantier. Si la moissonneuse active son gyrophare, c'est qu'elle a besoin de décharger le grain qu'elle vient de récolter. Parfois la machine bourre. Il faut descendre, réparer la mécanique, reprendre, jusque 15 heures par jour. Dans l’obscurité, c'est un spectacle fantomatique de voir les faisceaux de lumière crue tracés par les phares des machines, qui continuent toujours de dévorer les épis. Lorsque la rosée monte, c'est le signal du repos. Il fait nuit, la journée s'achève enfin.

A l'automne, c'est la récolte des betteraves. Comme à la moisson, les journées sont longues. Le temps est différent: plus de pluie, la terre colle aux racines qu'on extrait du sol. C'est une récolte boueuse. En témoignent les traces laissées par les pneus des camions qui viennent chercher les betteraves pour les acheminer vers la sucrerie. JEAN explique comment l'agriculture moderne s'intègre dans une chaîne industrielle. Lorsque la production agricole s'est modernisée, pendant les Trente Glorieuses, il est devenu évident qu'il fallait voir plus grand que le territoire de la région, qu'il fallait se regrouper, monter des usines de transformation des aliments, des coopératives. La betterave à sucre étant la culture principale l'exploitation, le père de JEAN s'était beaucoup investi avec son ami Georges Mangeart dans la création d'une sucrerie à Bazancourt, un village à quelques kilomètres. JEAN a continué dans cette lancé et a occupé des responsabilités au sein de la structure, animant le groupe d'échanges avec la Roumanie.
La récolte des betteraves est achevée. JEAN est parti labourer le champ du Gros Chêne, une large parcelle où un chêne imposant trône en son centre. Il a été planté par son arrière-grand-père en 1900. C'est le seul arbre qu'ils aient laissé lorsqu'ils ont défriché cette parcelle. Lorsque je lui pose la question de ce que va devenir l'exploitation lorsqu'il sera décédé, JEAN contemple l'arbre. Ses fils continueront, bien sur, mais pour ses petits enfants, il ignore si l'un d'eux aura la vocation. « On verra bien ! » dit-il avec son rire bref et sonore. JEAN pense qu'il est très probable que les exploitations continuent à s'agrandir et soient gérées par des société agricole et non des exploitations familiales. En est -il triste ? Il le nie, étrangement, tout réaffirmant son désir que ses terres aillent à quelqu'un qui aie une vraie vocation pour la terre. Alors qui dans la famille reprendra le flambeau ? Ce patrimoine constitué à la force des poignets s'éparpillera-t-il dans les mains d'investisseurs ? Saura-t-on garder le savoir faire de la terre ? Quant à moi qui réalise ce film, n'est-ce pas une manière de conserver la mémoire des effort de mes ancêtres pour faire vivre leur famille et constituer un pays prospère ?
Aujourd'hui, nos racines rurales se perdent dans une mémoire de moins en moins partagée. L'engouement pour le BIO offre cependant l'espoir d'une réappropriation et d'un regain d'intérêt pour l’agriculture par les nouvelles générations. Chaque année, des jeunes agriculteurs continuent de s'installer, des citadins choisissent même de se lancer dans cette aventure folle, cette passion organique : Vivre de sa terre.